Quand les Gilets Jaunes revendiquent des salaires plus élevés car ils peinent à finir les mois dignement, certains s’insurgent des sommes astronomiques que certains footballeurs ou dirigeants de grandes entreprises perçoivent. Alors que penser de ces deux extrêmes ? Comment définir ce qu’est un salaire juste et trouver davantage d’équilibre ?
Dans le modèle libéral actuel, le salaire est défini en fonction de ce que le travailleur apporte à l’entreprise. Cela s’appuie, par exemple, sur la méthode Hay qui fait la pesée des responsabilités de chacun dans une organisation et qui permet de définir les salaires en fonction de cela. L’employeur fait ainsi la balance entre ce que le salarié lui coûte et ce qu’il lui apporte. D’après les sociologues, la rémunération est le produit d’un rapport de force. Selon Jean Saglio, chercheur en sociologie du travail, « le juste salaire ne se calcule pas, il se négocie ». Ainsi, en France, les salaires sont établis en fonction des « grilles de Parodi » qui encadrent les rémunérations en fonction des branches d’activité, des diplômes et des tâches réalisées. Même si l’on observe une évolution de ces grilles vers une prise en compte des compétences acquises et plus seulement des compétences requises, ces grilles établissent des fourchettes qui laissent une marge de négociation.
Le salaire, source d’inégalités
Selon l’économiste Thomas Piketty, le salaire est la plus grande source d’inégalités sociales. En effet, en France, les 10% des salariés les moins rémunérés touchent au mieux 1 280€ par mois contre au moins 3 780€ pour les 10% les plus rémunérés, soit trois fois plus, et au moins 9 200€ pour les 1% les mieux payés. Les économistes néoclassiques estiment que ces différences de salaires reflètent la contribution de chacun à la production collective. Autrement dit, la question que se posera l’employeur sera de savoir si l’embauche d’une personne supplémentaire rapportera plus que ce qu’elle lui coûtera.
Pour le sociologue américain Everett Hugues, la division du travail, qui conduit à la décomposition du travail en tâches parcellaires, réparties entre plusieurs individus ou groupes d’individus spécialisés afin d’augmenter la puissance productive, entraine deux phénomènes : la délégation et la déconsidération. À cause de cette division du travail, des travailleurs se retrouvent tout en bas de la hiérarchie et sont très mal considérés socialement. Ils pratiquent des métiers dévalorisés qui sont les moins rémunérés et dont l’utilité sociale est pourtant inestimable.
La crise sanitaire de 2020 a participé à la mise en lumière de certains d’entre eux comme les infirmiers, les caissiers, les éboueurs ou encore les aides à domicile, peu rémunérés alors qu’essentiels à la société. Christine Erhel professeure au Conservatoire National des Arts et Métiers et Sophie Moreau-Follenfant Directrice Générale Adjointe en charge des RH de RTE définissent les « métiers essentiels » par « le caractère vital de l’activité pour le fonctionnement normal de la société et la non-possibilité d’exercer le travail à distance ». Dans leur rapport pour le ministère du Travail et des Affaires sociales, elles soulignent que ces métiers sont non seulement moins payés (environ 30% de moins que dans le privé) mais, en plus, exercés dans des conditions beaucoup plus difficiles. Pendant le confinement du printemps 2020, les applaudissements tous les soirs aux fenêtres témoignaient de la reconnaissance symbolique grandissante des citoyens envers ces travailleurs. Là où nombre d’entre eux dénonçaient une sorte d’hypocrisie, à l’instar des infirmières qui manifestaient au Royaume-Uni et scandaient : « Claps don’t pay bills » (« Les applaudissements ne paient pas les factures »). La reconnaissance monétaire des emplois difficiles et nécessaires est donc essentielle.
Vers un nouveau modèle ?
Aujourd’hui, le niveau de rémunération est basé sur la richesse produite par le travailleur. Pour Dominique Méda, directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales, c’est le calcul de la production de richesse, que l’on utilise pour déterminer les salaires, qui est mauvais. En effet, dans notre économie actuelle, c’est le PIB (produit intérieur brut), qui permet de calculer les richesses produites. Cependant, ce calcul ne prend pas en compte les activités domestiques, politiques, bénévoles ou même familiales et amicales alors qu’elles apportent beaucoup au bien commun. Ainsi, selon D. Méda, pour définir des salaires plus justes, il faut intégrer la notion de « richesse sociale », ce qui reviendrait à prendre en compte les richesses monétaires que les salariés créent mais aussi les « richesses sociales » qui englobent, par exemple, l’empreinte carbone ou la contribution au bien-être de la société. C’est dans cette optique de calculer la richesse différemment, qu’Amartya Sen, philosophe et économiste, lauréat du prix Nobel, a participé à la mise au point la notion d’IDH (Indice de Développement Humain) qui s’appuie notamment sur le niveau d’éducation et l’espérance de vie pour déterminer le niveau de développement d’un pays.
Ainsi, en 2019, la loi Pacte relative à la croissance et à la transformation des entreprises a été adoptée. Cette loi a pour but de pousser les organisations à mieux tenir compte des enjeux sociaux et environnementaux, ce qui constitue un premier pas vers des salaires plus justes. Cependant, c’est une démarche qui nécessite une prise de conscience importante. Au-delà d’un encadrement par la loi, la quête vers des salaires plus jutes doit se faire par la refonte du système et, donc, aussi et surtout à l’échelle des entreprises qui doivent revoir leur modèle.
Source : Sciences Humaines