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Faire la différence entre travail prescrit et travail réalisé : et si c’était une des clés pour améliorer la santé au travail ?

1 juin 2022

Faire la différence entre travail prescrit et travail réalisé : et si c’était une des clés pour améliorer la santé au travail ?

Temps de lecture : 15 min

2 dimensions pour 2 réalités parallèles

Si l’on en juge par le nombre de productions législatives, réglementaires ou scientifiques, la question de la santé au travail a pris une ampleur considérable.
Pourquoi cette prise de conscience ne s’est-elle pas accompagnée d’une meilleure connaissance des effets du travail sur la santé et de mesures correctrices efficaces ?
Il semble que l’analyse du travail et de ses liens sur la santé doive passer par la mise en lumière du “travail réalisé” et ne pas s’en tenir au “travail prescrit”. Ignorer le travail réel contribuerait à exacerber la pénibilité psychique et par là même à dégrader la santé des salariés.

Collaborateurs qui planifie leur travail
Photo by Adomas Aleno on Unsplash

Quelle est donc la différence entre le travail prescrit et le travail réel ?

Le travail prescrit est le travail que l’employé est censé réaliser. Il est souvent formalisé par une fiche de poste dans laquelle sont cadrés les objectifs, tâches, comportements attendus par l’entreprise pour répondre à son fonctionnement et son organisation.

Le travail réel, lui, est la face cachée du travail prescrit : il prend en compte toutes les actions effectuées et stratégies déployées par le salarié pour réaliser son activité. Dans la réalité, un salarié est contraint de chercher en permanence l’équilibre entre la demande et les contraintes auxquelles il est confronté. Les contraintes peuvent être de plusieurs ordres : matériel, technique, organisationnel etc.

Pour illustrer : mon supérieur me sollicite en formulant sa demande. Il attend un résultat. C’est à moi, selon mes compétences et les outils dont je dispose, de trouver le meilleur moyen d’arriver au résultat. Je dois donc adapter les modes opératoires en fonction des objectifs et des moyens afin de trouver un équilibre entre les demandes et leurs caractéristiques.

Dans une situation différente, à Noël par exemple, l’entrepôt n’étant pas chauffé, le collaborateur travaille dans le froid. Ce ne sont plus 4 mais 6 camions par jour qui doivent être déchargés, induisant une pression temporelle accrue. Enfin, le transpalette électrique étant en panne, le salarié doit utiliser un transpalette manuel, rallongeant le temps de processus. Il effectuera la même tâche mais avec des contraintes et une situation de travail différentes. Malgré tout, le résultat attendu sera le même.

Le travail prescrit correspondrait donc à la partie visible d’un iceberg, alors que le travail réel serait sa partie cachée, c’est-à-dire l’ensemble des activités, choix, ajustements que le salarié devrait réaliser pour réussir sa mission. Mais pour atteindre son but, le salarié, qui connaît les ficelles du métier, met aussi en œuvre son expérience, ce qui correspond à sa plus-value. Et pourtant, là encore, le travail réel n’est pas réductible à « ce qui se fait ». Il englobe aussi tout ce qui ne se fait pas, tout ce qu’on ne peut pas faire, tout ce qu’on cherche à faire sans y parvenir, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on ne fait plus, ce qui est à faire ou encore ce qu’on fait sans vouloir le faire, sans compter ce qui est à re-faire. Alors, même le travail réalisé comprend un volume d’activités qui le déborde.

Femme qui travail
Photo by Surface on Unsplash

L’activité empêchée, à l’origine de risques pour la santé des salariés

L’activité empêchée, contrariée, suspendue permet de comprendre les liens entre santé et travail. Dans les situations de “placardisation” ou d’incarcération, c’est bien cette “activité empêchée” qui permet d’expliquer l’intense fatigue, ou “bore out”, découlant de l’absence d’”activité réalisée”.

Un autre exemple avec la taylorisation de l’organisation du travail. Dans ce contexte, le calibrage et l’intensification du geste tentent de réduire l’énergie dépensée et d’optimiser la productivité. Ce faisant, ils contribuent à un accroissement de la charge physique et psychique de travail en contraignant l’opérateur à l’inhibition de toute initiative et mouvement spontané. Ce formatage imposé condamne l’opérateur non seulement à la réalisation de gestes répétitifs, mais aussi à une contention qui est une tension continue. Les troubles musculo-squelettiques naissent autant de la répétition de gestes formatés que de l’inhibition exigée par le calibrage des modes opératoires et de leur rythme.

Les centres d’appels sont qualifiés d’usines tayloriennes du XXIe siècle en raison du travail souvent répétitif et morcelé qu’ils imposent. Le management et l’organisation du travail exigent des conseillers clientèle un engagement total et dans le même temps, les empêchent de mettre d’eux-mêmes dans cette mission. Un script précis, des objectifs commerciaux, dans un planning calculé à la seconde près mettent les conseillers sous forte contrainte et nie leur subjectivité, leur singularité, leurs tentatives pour donner une forme humaine à leur activité. Il en résulte un absentéisme, des restrictions d’aptitude ou des inaptitudes et une grande souffrance au travail. Car l’impossibilité d’agir peut avoir des répercussions sur la santé. Prise de poids, irritabilité, troubles du sommeil, phobie du téléphone, dépression en sont les symptômes. Les phénomènes de triche à travers la vente forcée ajoutent une dimension supplémentaire : les salariés en éprouvent de la honte et réprouvent ce qu’ils font. Ce sentiment dégrade l’estime de soi et renforce l’impression de solitude car il empêche tout partage avec les collègues.

Homme qui discute en réunion
Photo by Headway on Unsplash

Comment identifier toutes les composantes du travail réel qui forment une activité ?

Reconnaître la distinction entre le travail réel et le travail réalisé impose alors une évidence : accéder au réel de l’activité ne peut se faire sans la contribution de ceux qui la réalisent et la verbalisation de ce qu’ils font (y compris pour s’empêcher de faire). La simple observation du travail réalisé apparaît comme insuffisante, une part essentielle reste invisible. Mais la parole sur le travail n’est pas aisée pour tous et toutes les sciences du travail font les mêmes constats. La complexité du passage entre deux registres distincts, celui du faire et celui du dire, empêche de connaître réellement l’ensemble des activités réalisées pour atteindre l’objectif du travail prescrit. Ce passage suppose que le travailleur s’engage dans un effort d’analyse et d’élaboration de son expérience vécue.

Un autre biais vient alors contrarier l’analyse complète du travail réalisé : la valorisation de soi. L’activité s’alimente d’un imaginaire social qui combine individualisation, culte de l’excellence et déni des limites. Tout travail implique des jugements en termes de prestige et de valeurs. Et tout discours sur le travail effectué comporte une volonté consciente ou inconsciente de valorisation de soi et de son travail par rapport aux activités voisines. Cette valorisation passant par l’occultation, l’évitement ou la délégation des “tâches ingrates”. Dès lors, il devient difficile de penser, dire et débattre des difficultés rencontrées et des épreuves que comporte l’activité.

Ces différents obstacles à la connaissance du travail réel sont classiques au sens où ils sont l’objet des investigations des sciences du travail, de l’ergonomie, de la psychologie et de la sociologie du travail. Chacune de ces disciplines développe des méthodes qui visent à les dépasser pour accéder autant que possible à l’analyse du travail réel.

Une des pistes pour aboutir au mieux à cette analyse est la mise en place d’un processus de coopération : les sujets au travail, reconnus comme sujets “connaissant”, et non comme objets d’enquête, participent à l’élaboration et, ce faisant, gagnent en pouvoir d’agir. Pouvoir d’agir synonyme de santé si l’on veut bien admettre que celle-ci n’est pas réductible à l’absence de maladies.

Homme et femme qui discute de leurs travail
Photo by Mars Sector-6 on Unsplash

De l’abus d’experts pour venir au secours des salariés

De nouvelles dispositions légales prévoient une extension de la responsabilité de l’employeur dans la prévention de la santé physique et mentale des salariés. Les représentants du personnel, notamment en Commission Santé Sécurité et Conditions de Travail (CSSCT) et de nombreux autres acteurs sont amenés à se mobiliser sur cette question : médecins, psychologues, syndicats, assistants sociaux, gestionnaires des ressources humaines… Le code du travail a étendu l’obligation de résultat en matière de sécurité pour l’employeur, ce qui pèse sur la demande croissante d’expertise. Dans un tel contexte, deux types d’experts sont particulièrement sollicités.

  • Les experts en soin

De façon générale, « le malade » au travail apparaît comme une anomalie et plus encore dans des contextes qui exigent performance et efficience accrues. L’altération de la santé fait toujours craindre une éviction du monde du travail, temporaire ou durable, comme si santé et travail étaient pensés comme deux sphères exclusives l’une de l’autre ; ce que signale d’ailleurs l’assimilation dans le langage courant de l’expression “arrêt de travail”.

Le rôle des experts en soin est alors d’orienter l’accompagnement vers un maintien ou un retour à l’emploi. Cela se fait bien souvent au prix d’une méconnaissance des conditions matérielles et des enjeux de l’activité et conduit à une focalisation sur le sujet, ses fragilités et ses dysfonctionnements, qu’il conviendrait de corriger ou de réduire. L’extension du recours aux “psy” (psychologues, psychiatres, psychanalystes) pour panser les plaies du travail ne s’accompagne malheureusement pas toujours d’une investigation autour du salarié dans la réalisation de son travail réel. Le travail risque alors d’être relégué au rang de décor contextuel et vu seulement comme un espace social dans lequel se rejoueraient des scénarios infantiles réveillés par les relations professionnelles.

  • Les experts en mesure du stress au travail

Un autre type d’expertise en plein boom concerne la mesure en pénibilité du travail. Comme si le flou de la catégorie des “risques psychosociaux” pouvait être compensé par une mesure quantitative. Les organisations syndicales peuvent se tourner vers les démarches et outils de mesure du “stress” pour tenter de faire reconnaître le coût humain de certains modes de gestion. Malheureusement, la démonstration de la réalité d’une dégradation de la santé des personnels ne passe pas seulement par la mise en chiffres de sa généralisation.

Pour preuve, le cas de France Télécom, qui, comme de nombreuses entreprises, s’est dotée d’un observatoire du stress dans un contexte de restructurations massives. Le tableau dressé était noir, comme on pouvait s’y attendre. Et cet observatoire, s’il a tenté d’assurer une fonction d’alerte, n’a pu prévenir les nombreux suicides qui ont mis en lumière l’intense souffrance associée à de la maltraitance (placardisation, pression aux départs « volontaires », mutations géographique ou professionnelle forcées).

Homme débordé sous des post-it
Photo by Luis Villasmil on Unsplash

Conclusion

En conclusion, il ne s’agit pas de contester l’intérêt d’indicateurs susceptibles d’améliorer les connaissances disponibles en matière de santé au travail. Mais il convient également de poser quelques questions : quel usage est fait des indicateurs déjà disponibles (rapports des CSSCT, nombre d’accidents, d’arrêts maladie…) ? Quelle place font-ils à l’analyse de l’activité au-delà des grilles généralistes ? Comment passer de la connaissance à l’action sans fausse naïveté, c’est-à-dire en dépassant l’idée que l’accumulation toujours plus importante de données sur la dégradation des conditions de travail débouchera automatiquement sur les transformations attendues des situations de travail ? Et, comment envisager la prévention en tant que transformation du travail et non transformation des hommes au travail ?

Enfin, un travail d’analyse des données doit être mené, mais il ne doit pas être le seul fait d’experts. Il doit aussi être le fait des acteurs, c’est-à-dire des travailleurs eux-mêmes, qui construisent leur expérience du travail en situation. Pour un cela, un recours à des méthodes qui favorisent l’auto-observation, qui stimulent les échanges sur le travail, sur les alternatives au travail réalisé, sur la diversité des manières de faire et les critères de validation des pratiques professionnelles est vivement recommandé.

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